Un mercredi matin de la seconde quinzaine d'avril 1973 à Epinay sur Seine (93).
Me voici juché sur la Honda 250 verte de l'auto-école, mon moniteur en passager qui garde la main sur la seconde poignée de frein située sous la selle. Nous partons vers Stains pour essayer d'obtenir la feuille rose, prélude, en ces temps ancestraux, de la délivrance du fameux triptyque rose …
La tension est grande. J'ai un peu plus de 16 ans et dans deux mois, si je loupe cet examen, je serai coincé. L'age légal du permis A passe à 18 ans le 1er juillet prochain ! ! !
La verte bicylindres du matin
qui me porte, avec mes affres !
Mais comment suis-je arrivé là ?
Personne dans mon entourage ne pratique la moto. Ma seule expérience du deux roues réside dans le vélo. Enfin, pas tout à fait. Il m'est arrivé quelques fois "d'emprunter" le vélomoteur de mon Grand-Père. Je ne me souviens plus de la marque mais, à cette époque, c'était déjà une antiquité et je passais souvent plus de temps à le démarrer qu'à l'utiliser. Mais comme c'était grisant de filer les cheveux au vent, de maitriser cette machine interdite (mais qui n'était pas vraiment violente !).
Par contre, depuis mes plus jeunes années, mon regard a toujours était attiré par les motards. Pour moi, dans cette période, ce vocable ne s'applique qu'aux policiers ou gendarmes à moto.
Que ce soit du fond de la 2CV, 4CV, Ariane ou 203 paternelle, ou lors des défilés du 14 juillet, mon intérêt est aiguisé par la dextérité de ces équilibristes, par la puissance que semble délivrer ces machines, par l'impression de liberté engendrés par la maniabilité extrême de ces engins.
Et puis, avec l'adolescence, quoi de plus naturel que de se porter vers ces engins autant dénigrés par les parents. D'ailleurs, plus que les engins, c'est surtout leurs utilisateurs, ici civils, qui sont vilipendés. Des blousons noirs, des voyous, autant de vocables qui attisent probablement ma rébellion naissante …
Enfin, deux ans avant ce fameux permis de conduire, LA révélation.
Dans mon quartier, certains "grands" possèdent leurs bécanes et je "bave" devant, fréquemment sous leurs quolibets. Un jour l'un d'eux me met au défi de monter derrière lui. L'envie est plus forte que la crainte des réactions parentales et j'assume cet important acte d'insoumission en relevant le défi.
Quelle expérience ! ! !
Quels chocs de sensations, de sentiments, tous aussi forts que contradictoires :
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L'impression de puissance dès le démarrage face à la hantise de ne pas tenir en selle ;
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L'excitation due à la liberté des cheveux au vent (aucun équipement bien sûr) à peine voilée par les rodomontades à venir plus que probables ;
-
L'exaltation, un tantinet anxieuse, de tous ces mouvements de la machine ressentis par tout le corps, juste tempérée par la hantise de l'accident (j'ai déjà une expérience Protection Civile à cette époque).
L'objet du délit, identique à
celle-ci, entièrement restaurée
par l'un des deux fils de Dédé
(bon sang ne saurait mentir !)
La graine est solidement plantée et le terrain est propice.
En effet, depuis quelques années, tout est bon pour fuir l'environnement familial.
Les chantiers d'archéologie du Club du Vieux Manoir, mes activités à la Protection Civile, de l'internat suivi de ma première année en école hôtelière au centre de Paris où je peux vivre comme je l'entends et, très rapidement, des extras en restaurant tous les week-ends et même parfois le soir en semaine. Ce dernier aspect procure un début d'autonomie financière qui amplifie ma recherche de "liberté". C'est au moins comme cela que je le vis dans ces instants.
Depuis cette première balade moto, je renouvelle de plus en plus fréquemment mes sorties secrètes. Je commence à prendre le guidon en main, d'abord sur le port d'Argenteuil puis carrément sur route ! ! ! Ah, ces jeunes, quels écervelés … encore un garnement qui roule sans permis !
Je découvre aussi le monde de la compétition. Par les copains et la presse j'appréhende le Continental Circus, juste au moment du décès de Christian Ravel (4 juillet 1971 en course à Spa) étoile montante de la vitesse Française et face aux prouesses sur la piste, aux défis technologiques (dont certains deviendrons des standards) et aux "coups de gueule" d'un certain Éric Offenstadt. Ce sont donc mes premières références dans ce monde, avec, bien sur les stars de l'époque (Ago, Findlay, Sheene, ...). C'est aussi dans cette période que le père d'un copain nous emmène à Méru (60) pour assister à un Moto-Cross international.
Autant d'éléments qui attisent très fortement la passion naissante, qui alimentent les rêves, qui me poussent inexorablement dans cet univers.
Le décor est prêt. Je peux faire ma demande d'autorisation parentale pour passer mon permis A. Vu le contexte, je ne me faisais guère d'illusions, mais j'essayais d'y croire. Mes espoirs ont été vite calmés par un refus catégorique et sans appel.
Ma réaction fut tout aussi brutale.
Plus un mot à la maison où j'étais d'ailleurs de moins en moins souvent et ce pendant plusieurs mois. La seule marque de ma présence est l'écoute des musiques réprouvées (Led Zepplin, Pink Floyd, Deep Purple, Jimmy Hendrix, et autres "sauvages", tels qu'ils étaient qualifiés) ce qui, bien sûr accroit le schisme.
Et comme il fallait bien occuper le temps dehors, je continue à faire de la moto quand l'occasion se présente, je verse dans des activités politiques, comme par hasard diamétralement opposées aux préceptes familiaux.
Un soir, convocation dans la chambre parentale. Vu l'ambiance délétère, je m'attend à une vigoureuse "remontée de bretelles". Que nenni. Un long discours relatif aux dangers de la moto, au fait qu'ils ne peuvent pas et ne veulent pas financer un tel projet, à la vie que je mène et à ce que je fais vivre à mon entourage, et blabla et blabla. Bon, c'est bientôt fini ?
Et bien non, ce n'est pas fini. J'aurai les autorisations nécessaires, mais à quelques conditions. Je dois changer mon attitude et assurer la totalité du financement, permis, moto, assurance et équipement.
"Et que je ne te vois jamais rouler sans bottes, casque, gants, pantalon et blouson de cuir. Ce serait l'interdiction immédiate d'utiliser ta moto et tu es toujours mineur ! ".
Mes sentiments sont discordants. Je suis euphorique à l'idée de passer ce cap, mais j'en veux à mon Père de me laisser me débrouiller de tout et d'accroitre mes contraintes. Je bosse comme un enragé et alimente chaque semaine mon livret d'épargne tout neuf, mais qui gonfle rapidement.
Ce fameux matin d'avril 1973, je gare la moto le long du trottoir à Stains. L'anxiété grandit. L'inspecteur est un "vieux" (probablement mon age actuel !) d'aspect ronchon. Le terrain a été reconnu la semaine précédente et il va bien falloir y aller. Les motos ouvrent le bal, avant les voitures.
Et, en ces temps immémoriaux, pas de plateau, pas de radio, pas de voiture suiveuse, tout se fait à vue ! ! !
C'est mon tour. J'enfourche la bécane, la tremblote au bout de doigts. Allez, on respire un grand coup et on y va.
Clignotant à gauche, vérification de l'absence d'autres usagers et la moto s'ébroue. L'inspecteur est sur le trottoir et se porte, à pied, vers le carrefour tout proche.
Le feu est vert, clignotant à droite et je m'engage sur cette ligne droite. Une priorité, mais personne en vue. Il faut tout de même actionner la poignée de frein pour faire miroiter le feu stop et démontrer ainsi à l'examinateur la maîtrise de l'environnement … et repartir sur quelques centaines de mètres.
Au bout, une fourche où il faut faire demi-tour. Toujours en vue du "cerbère", clignotant et appels de stop pour couper, avec prudence, les deux voies et revenir vers le point de départ. Le long du mur du cimetière, il faut pousser les vitesses et vite rétrograder et freiner car le feu est rouge. Clignotant à gauche, s'engager dans l'avenue initiale, clignotant à droite, se garer, descendre de la moto et traverser, à pied en poussant la machine, pour la garer le long du trottoir opposé et laisser le suivant s'élancer.
Et c'est l'attente.
Heureusement, nous sommes peu à passer le permis A.
Lorsque la séquence moto est terminée, l'inspecteur s'installe dans une auto-école aux côtés du premier candidat, sort ses documents, les complète et m'appelle. Laconique, il me tend par sa fenêtre ouverte mon feuillet qui va me servir de sésame jusqu'à la délivrance du document définitif. J'exulte secrètement, et mon esprit vagabonde vers le centre de Paris où somnole l'une des machines sélectionnée dans les jours précédents.
Je repars tout seul avec la CB 250, le moniteur restant sur place pour les permis voiture. Je dépose la moto à l'auto-école et fonce vers la poste avant la fermeture de midi pour y puiser les sommes nécessaires à une après midi dépensière.
Un casse-croute dans le train, quelques stations de métro, avec tout mon équipement, et me voici chez le motociste, Murit, je crois.
Vite, un vendeur, je veux la Honda CB 350 rouge et blanche. Le tête de fourche est cassé et sans bulle, mais peu importe, elle est dans mes prix.
Nous commençons les papiers relatifs à la vente et à l'assurance provisoire, mais en inscrivant la date de naissance, le vendeur s'arrête : "mais vous êtes mineur, j'ai besoin de l'autorisation de vos parents".
Douche glacée. Vu le contexte, cela ne va pas être simple.
Négociation avec le vendeur qui accepte que le document soit signé à distance s'il peut converser téléphoniquement avec les parents.
Appels à mon père sur son lieu de travail qui accepte de me recevoir pour signer les documents. De nouveau le métro jusqu'aux Lilas (il y avait encore un poinçonneur !). Plus d'un kilomètre de course à pieds effrénée, signature rapide mais tout de même assortie de quelques remarques et conseils, retour essoufflé au métro et il me reste moins d'une heure chez le concessionnaire pour finir la transaction et prendre en charge la bécane !
C'était presque la même que celle-ci.
Un guidon multi-positions,
un carénage tête de fourche, enfin ses vestiges,
et me voilà comblé !
Je ressens encore cette joie intense qui me submerge lorsque je traverse Paris. Seul au monde malgré les embouteillages. Chevauchant MA moto vers d'autres espaces de liberté et d'évasion.
Le lendemain matin, c'est la galère dans les embouteillages, mais peu importe. Je savoure cette entrée dans la cour de l'école. Je regagne la zone réservée aux deux roues. Plus de vélos et de 50cc que de bécanes. Tout de même une autre 3½ Honda, bleue, un 500 Suzuki … et la Malagutti de Jacques qui me paraît nettement plus frêle maintenant. Les copains s'agglutinent, y compris Michel qui sera bientôt en 125 mono-cylindre. Les discussions vont bon train, je suis un membre à part entière de la clique motardesque ! ! !
Je ne sais pas encore ce que je vais découvrir au travers de cette passion, mais c'est géant :
Les copains, les rencontres de Bastille, les "courses" de Rungis (surtout en spectateur pour moi), les expéditions plus ou moins lointaines, les galères des pannes ou de la météo, les frissons sur les circuits, l'entraide, le partage, mais aussi le doute, particulièrement après des accidents, parfois mortels … (ces débuts sont relatés dans l'article "Ma genèse motocycliste" et les suivants)
Et en définitive, à cette occasion et avec le recul du temps, mon Père m'a fait le plus beau cadeau de ma vie d'adolescent en m'obligeant à migrer vers l'adulte qui se prend en charge, qui assume ses choix.
Il m'a sûrement évité de graves pépins en me faisant prendre conscience de la valeur des choses, des risques encourus, du poids des conséquences de chacun de mes actes.
Il m'a fait confiance, et j'ai toujours œuvré pour rester digne de cette confiance, pour ne pas lui faire regretter un choix de parent pas évident à faire (mais on ne le comprend vraiment que lorsque c'est à notre tour de subir ce type de situation !).
Plus difficile d'écrire ceci. Pile 10 ans après il nous quittait …
Et voilà, quarante ans après la passion est toujours là, même après une longue pause imposée par les contraintes familiales et professionnelles.
Sans l'attrait de la nouveauté bien sûr, mais avec des motivations décuplées.
Ce n'est pas l'objet que j'adule, mais ce qu'il procure :
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Le sentiment de liberté (qui reste relative), l'euphorie de dompter la machine, la satisfaction de vaincre (ou au moins de gérer) les contraintes de l'environnement (météo, autres usagers, répression outrancière, …) ;
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Mais aussi et surtout l'environnement humain. Les rencontres nouvelles, les échanges, le partage de notre passion et souvent plus d'ailleurs, les bons moments sur un circuit, dans une concentration, lors d'une balade ou autour d'une "petite bouffe" entre copains. Autant d'éléments qui s'accroissent par une quasi abolition des barrières socio-culturelles et parfois linguistiques.
38 ans après ce permis, j'essaye à nouveau ce fameux 350 CB,
ici restauré par Dédé (de Bretagne bien sûr).
Dessus, j'ai l'impression d'être en string !
Et en visionnant je réalise la portée de l'expression :
"un crapaud sur une boite d'allumettes" ! ! !
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Combien de temps vais-je ajouter à ces 40 années de permis ?
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Combien de kilomètres vais-je encore arpenter après l'approximatif million déjà parcourus (dont plus de 700 000 avec les 4 dernières et fidèles Diversion) ?
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Combien de personnes vais-je aussi découvrir ?
Je n'en sais rien, mais j'espère longtemps et beaucoup !
Un VRAI trois volets, en kit, qui a bien vécu, surtout les premières années ! ! !
On était bien gamin tout de même pour être lachés sur de tels egins ...